L'Expiation
L'Expiation
Original Text
Representative French Poetry, ed. Victor E. Graham, 2nd edn. (Toronto: University of Toronto Press, 1965): 57-61. From Les Châtiments V, xiii, 1853. First Published:
1Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.
3Sombres jours! L'empereur revenait lentement,
4Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.
5Il neigeait. L'âpre hiver fondait en avalanche.
6Après la plaine blanche une autre plaine blanche.
7On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
8Hier la grande armée, et maintenant troupeau.
9On ne distinguait plus les ailes ni le centre.
10Il neigeait. Les blessés s'abritaient dans le ventre
11Des chevaux morts; au seuil des bivouacs désolés
12On voyait des clairons à leur poste gelés,
13Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,
14Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
15Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs,
16Pleuvaient; les grenadiers, surpris d'être tremblants,
17Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.
18Il neigeait, il neigeait toujours! La froide bise
19Sifflait; sur le verglas, dans des lieux inconnus,
20On n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus.
21Ce n'étaient plus des cœurs vivants, des gens de guerre,
22C'était un rêve errant dans la brume, un mystère,
23Une procession d'ombres sous le ciel noir.
24La solitude, vaste, épouvantable à voir,
25Partout apparaissait, muette vengeresse.
26Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse
27Pour cette immense armée un immense linceul;
28Et, chacun se sentant mourir, on était seul.
29-- Sortira-t-on jamais de ce funeste empire?
30Deux ennemis! le czar, le nord. Le nord est pire.
31On jetait les canons pour brûler les affûts.
32Qui se couchait, mourait. Groupe morne et confus,
33Ils fuyaient; le désert dévorait le cortège.
34On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige,
35Voir que des régiments s'étaient endormis là.
37Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières,
39On s'endormait dix mille, on se réveillait cent.
41S'évadait, disputant sa montre à trois cosaques.
42Toutes les nuits, qui-vive! alerte! assauts! attaques!
43Ces fantômes prenaient leur fusil, et sur eux
44Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux,
45Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,
47Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait.
48L'empereur était là, debout, qui regardait.
49Il était comme un arbre en proie à la cognée.
50Sur ce géant, grandeur jusqu'alors épargnée,
51Le malheur, bûcheron sinistre, était monté;
52Et lui, chêne vivant, par la hache insulté,
53Tressaillant sous le spectre aux lugubres revanches,
54Il regardait tomber autour de lui ses branches.
55Chefs, soldats, tous mouraient. Chacun avait son tour.
56Tandis qu'environnant sa tente avec amour,
57Voyant son ombre aller et venir sur la toile,
58Ceux qui restaient, croyant toujours à son étoile,
59Accusaient le destin de lèse-majesté,
60Lui se sentit soudain dans l'âme épouvanté.
61Stupéfait du désastre et ne sachant que croire,
62L'empereur se tourna vers Dieu; l'homme de gloire
63Trembla; Napoléon comprit qu'il expiait
64Quelque chose peut-être, et, livide, inquiet,
65Devant ses légions sur la neige semées:
66-- Est-ce le châtiment, dit-il, Dieu des armées?
67Alors il s'entendit appeler par son nom
68Et quelqu'un qui parlait dans l'ombre lui dit: Non.
69Waterloo! Waterloo! Waterloo! morne plaine!
70Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
72La pâle mort mêlait les sombres bataillons.
73D'un côté c'est l'Europe et de l'autre la France.
74Choc sanglant! des héros Dieu trompait l'espérance;
75Tu désertais, victoire, et le sort était las.
76O Waterloo! je pleure et je m'arrête, hélas!
77Car ces derniers soldats de la dernière guerre
78Furent grands; ils avaient vaincu toute la terre,
79Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
80Et leur âme chantait dans les clairons d'airain!
81Le soir tombait; la lutte était ardente et noire.
82Il avait l'offensive et presque la victoire;
83Il tenait Wellington acculé sur un bois.
84Sa lunette à la main il observait parfois
85Le centre du combat, point obscur où tressaille
86La mêlée, effroyable et vivante broussaille,
87Et parfois l'horizon, sombre comme la mer.
89L'espoir changea de camp, le combat changea d'âme,
90La mêlée en hurlant grandit comme une flamme.
91La batterie anglaise écrasa nos carrés.
92La plaine, où frissonnaient nos drapeaux déchirés,
93Ne fut plus, dans les cris des mourants qu'on égorge,
94Qu'un gouffre flamboyant, rouge comme une forge;
95Gouffre où les régiments, comme des pans de murs,
96Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs
97Les hauts tambours-majors aux panaches énormes,
98Où l'on entrevoyait des blessures difformes!
99Carnage affreux! moment fatal! L'homme inquiet
100Sentit que la bataille entre ses mains pliait.
101Derrière un mamelon la garde était massée,
102La garde, espoir suprême et suprême pensée!
104Et lanciers, grenadiers, aux guêtres de coutil,
106Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres,
109Comprenant qu'ils allaient mourir dans cette fête,
110Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête.
111Leur bouche, d'un seul cri, dit: vive l'empereur!
112Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,
113Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
114La garde impériale entra dans la fournaise.
115Hélas! Napoléon, sur sa garde penché,
117Sous les sombres canons crachant des jets de soufre,
118Voyait, l'un après l'autre, en cet horrible gouffre,
119Fondre ces régiments de granit et d'acier,
120Comme fond une cire au souffle d'un brasier.
121Ils allaient, l'arme au bras, front haut, graves, stoïques,
122Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques!
123Le reste de l'armée hésitait sur leurs corps
124Et regardait mourir la garde. — C'est alors
125Qu'élevant tout à coup sa voix désespérée,
126La Déroute, géante à la face effarée,
127Qui, pâle, épouvantant les plus fiers bataillons,
128Changeant subitement les drapeaux en haillons,
129A de certains moments, spectre fait de fumées,
130Se lève grandissante au milieu des armées,
131La Déroute apparut au soldat qui s'émeut,
132Et, se tordant les bras, cria: Sauve qui peut!
134Criaient; à travers champs, fous, éperdus, farouches,
135Comme si quelque souffle avait passé sur eux,
136Parmi les lourds caissons et les fourgons poudreux,
137Roulant dans les fossés, se cachant dans les seigles,
138Jetant shakos, manteaux, fusils, jetant les aigles,
139Sous les sabres prussiens, ces vétérans, ô deuil!
140Tremblaient, hurlaient, pleuraient, couraient. -- En un clin d'œil,
141Comme s'envole au vent une paille enflammée,
142S'évanouit ce bruit qui fut la grande armée,
143Et cette plaine, hélas! où l'on rêve aujourd'hui,
144Vit fuir ceux devant qui l'univers avait fui!
145Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre,
146Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire,
147Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants,
148Tremble encor d'avoir vu la fuite des géants!
149Napoléon les vit s'écouler comme un fleuve;
150Hommes, chevaux, tambours, drapeaux; -- et dans l'épreuve
151Sentant confusément revenir son remords,
152Levant les mains au ciel, il dit: -- Mes soldats morts,
153Moi vaincu! mon empire est brisé comme verre.
154Est-ce le châtiment cette fois, Dieu sévère? --
155Alors parmi les cris, les rumeurs, le canon,
156Il entendit la voix qui lui répondait: Non!
Notes
2] l'aigle: Napoleon's emblem but also Napoleon. Back to Line
36] References to the ultimate defeat of the invading conquerors Hannibal (by Scipio Africanus in 202 B.C.) and Attila (by the Merovingians in 451 A.D.) Back to Line
38] A reference to the crossing of the Beresina, November 26-28, 1812. Back to Line
40] Marshal Ney: one of Napoleon's chief officers and a hero of the Russian campaign. Back to Line
46] hommes fauves: guerillas. Back to Line
71] cirque: amphitheatre, basin. Back to Line
88] Napoleon expected French reinforcements under Grouchy. Instead it was the Germans under Blucher. Back to Line
103] faites donner: send out. Back to Line
105] Because of the Roman-style helmet, but also perhaps because of their indomitable courage. Back to Line
107] colback: busby or bear-skin. Back to Line
108] Great French victories of 1807, 1797. Back to Line
116] débouché: emerged. Back to Line
133] Sauve qui peut: "Every man for himself!" Back to Line
RPO poem Editors
Victor E. Graham
Digital editor: Ina Lancashire
Data entry: Sharine Leung
RPO Edition
2012
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